Sur les rives du Nil, dans les plaines du Sahel ou au cœur des forêts congolaises, l’Afrique cultive depuis des millénaires la vie. Pourtant, au XXIe siècle, elle importe encore une partie de son pain et de son riz.
Cette image saisissante résume l’un des plus grands paradoxes de notre époque : le continent qui a donné naissance à l’agriculture il y a plus de 10 000 ans se trouve aujourd’hui dans l’obligation d’importer une partie de sa nourriture pour nourrir ses 1,4 milliard d’habitants. Comment transformer ce paradoxe en opportunité ? Comment l’Afrique peut-elle redevenir ce qu’elle a toujours été dans l’essence : le grenier du monde ?
Un potentiel agricole colossal qui fait rêver la planète
Les chiffres donnent le vertige. L’Afrique détient 60 % des terres arables non exploitées de la planète, soit environ 600 millions d’hectares de terres fertiles qui n’attendent qu’à être valorisées. Pour mettre cela en perspective, c’est l’équivalent de la superficie combinée de l’Union européenne et de l’Inde.
Le continent bénéficie d’une diversité climatique exceptionnelle : des savanes humides de Côte d’Ivoire aux hauts plateaux éthiopiens, des deltas fertiles du Sénégal aux terres volcaniques du Rift Valley. Cette mosaïque de climats permet de cultiver une incroyable variété de produits : l’Afrique produit déjà 70 % du cacao mondial, 60 % du café, et abrite des trésors nutritionnels comme le fonio, le moringa, ou encore le baobab.
Mais le véritable trésor de l’Afrique, c’est sa jeunesse. Avec 70 % de sa population âgée de moins de 30 ans, le continent dispose d’une force de travail dynamique et innovante. L’agriculture reste le premier employeur du continent, faisant vivre directement ou indirectement 60 % de la population active. Cette jeunesse représente un potentiel de transformation sans précédent.
Au Nigeria, Akinwumi Adesina, ancien ministre de l’Agriculture devenu président de la Banque africaine de développement, aime à dire : “L’Afrique ne doit plus exporter ses matières premières et importer ses produits transformés. Elle doit nourrir le monde.”
Les défis qui persistent : quand l’abondance côtoie la pénurie
Pourtant, malgré ce potentiel extraordinaire, l’Afrique importe encore 85 % de son blé et une grande partie de son riz. Le continent dépense chaque année plus de 75 milliards de dollars en importations alimentaires, une facture qui pourrait atteindre 110 milliards d’ici 2030 selon la Banque africaine de développement.
Les causes de ce paradoxe sont multiples. D’abord, les infrastructures font cruellement défaut. Dans certaines régions du Sahel, 40 % des récoltes sont perdues faute de routes praticables pour acheminer les produits vers les marchés. Les installations de stockage inadéquates entraînent des pertes post-récoltes considérables : au Ghana, près de 30 % de la production de tomates se perd entre le champ et le consommateur.
L’irrigation reste également sous-développée. Alors que l’Asie irrigue 40 % de ses terres cultivables, l’Afrique n’en irrigue que 6 %. Le continent dépend encore largement des pluies, ce qui le rend vulnérable aux aléas climatiques de plus en plus imprévisibles.
Mais il y a aussi un défi culturel. Dans de nombreux pays africains, l’agriculture souffre d’une image dégradée auprès des jeunes, perçue comme un secteur arriéré et peu rémunérateur. Beaucoup préfèrent migrer vers les villes, laissant les champs aux mains d’agriculteurs vieillissants.
L’Afrique, futur grenier du monde ?
Ces innovations ouvrent des perspectives vertigineuses. Selon les projections de la FAO, si l’Afrique exploitait pleinement son potentiel agricole, elle pourrait nourrir 9 milliards de personnes – soit plus que la population mondiale actuelle.
De l’exportation de matières premières à la transformation locale
Le Ghana en donne un exemple édifiant. Longtemps premier producteur mondial de cacao, le pays n’en transformait que 10 % sur son territoire. Aujourd’hui, grâce à des politiques incitatives, cette proportion atteint 40 %. Des chocolateries ghanéennes comme Niche Cocoa exportent désormais leurs produits finis vers l’Europe et l’Amérique, multipliant par cinq la valeur ajoutée.
L’Éthiopie suit la même voie avec le café. Le pays, berceau de l’arabica, développe sa propre industrie de torréfaction. Des marques comme Tomoca et Addis Red Sea gagnent en notoriété internationale, gardant une plus grande part de la valeur créée.
Les corridors agricoles du futur
Des projets d’envergure continentale voient le jour. Le Corridor agricole de la Boucle du Niger vise à transformer la région en zone de production céréalière intensive. Le Programme de développement de l’agribusiness et des agro-industries (PDDAA) de l’Union africaine ambitionne de faire de l’agriculture le moteur de la croissance continentale.
Au Mozambique, le projet ProSavana développe 14 millions d’hectares de terres arables pour la production de soja et de maïs, avec l’objectif d’exporter vers l’Asie. Malgré les controverses sur l’impact social, le potentiel productif est colossal.
Le rôle catalyseur des diasporas
Les diasporas africaines, fortes de plus de 200 millions de personnes dans le monde, investissent massivement dans l’agriculture de leurs pays d’origine. En 2023, les transferts de fonds vers l’Afrique ont atteint 95 milliards de dollars, dont une part croissante finance des projets agricoles.
Des initiatives comme Diaspo Dev au Mali ou AFFORD (African Foundation for Development) au Nigeria canalisent l’expertise et les capitaux de la diaspora vers des projets agricoles innovants.
Les champions africains de demain
Partout sur le continent, des success stories inspirent. Aliko Dangote, l’homme le plus riche d’Afrique, investit massivement dans l’agriculture via sa fondation, promouvant la riziculture au Nigeria. Sa vision : faire du pays le premier producteur de riz d’Afrique d’ici 2030.
Au Maroc, OCP Group, géant mondial des phosphates, développe des engrais adaptés aux sols africains et forme gratuitement des milliers d’agriculteurs à travers le continent.
En Afrique du Sud, Agri-SA fédère plus de 60 000 agriculteurs commerciaux et développe des programmes de transfert de compétences vers les autres pays africains.
Vers une souveraineté alimentaire continentale
La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF), opérationnelle depuis 2021, change la donne. En supprimant 90 % des droits de douane sur les échanges intra-africains, elle booste le commerce agricole continental. Le Sénégal peut désormais exporter ses oignons vers le Mali sans barrières, le Kenya ses légumes vers l’Ouganda.
Cette intégration économique s’accompagne d’une harmonisation des politiques agricoles. L’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA) coordonne les efforts de 18 pays pour améliorer les semences, former les agriculteurs et développer les marchés.
Les défis qui demeurent
Mais le chemin vers l’autosuffisance alimentaire reste semé d’embûches. Le changement climatique menace : d’ici 2050, les températures pourraient augmenter de 2 à 4°C sur le continent, réduisant les rendements de 20 % selon le GIEC.
L’accès au financement reste problématique : seulement 3 % des crédits bancaires sont destinés à l’agriculture, alors que le secteur représente 15 % du PIB continental.
Les conflits perturbent également la production. Au Sahel, l’insécurité a réduit de 30 % les surfaces cultivées depuis 2010. En République démocratique du Congo, les troubles dans l’est du pays privent le continent d’un potentiel agricole considérable.
Une révolution en marche
Malgré ces défis, les signaux positifs se multiplient. La productivité agricole africaine a augmenté de 4,3 % par an ces cinq dernières années, soit le rythme le plus élevé au monde. Les investissements dans l’agritech africaine ont bondi de 300 % depuis 2019.
Des géants comme Microsoft et Google développent des solutions spécifiquement pour l’agriculture africaine. Le programme FarmBeats de Microsoft utilise l’intelligence artificielle pour optimiser l’irrigation et prédire les rendements. Google Earth Engine aide les agriculteurs à anticiper les sécheresses et à optimiser leurs cultures.

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